Le toucher pianistique

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IV. INTERVIEWS RÉALISÉES AUPRÈS DE PIANISTES PROFESSIONNELS


B. Analyse des réponses

2. Une proposition sémantique ?

Comme nous l’avons rappelé précédemment, le toucher désigne, dans l’emploi courant de la langue française :

- Un des cinq sens,

- La manière de toucher,

- Le registre de l’émotion.


Par ailleurs, nous avons constaté tout au long de ce travail, à travers les lectures sur la technique, les témoignages et les réponses à l’interview, que la polysémie du terme français favorise une élaboration imaginaire propre à chacun.

Dans le contexte des critiques musicales, nous l’avons entrevu, les termes qualifiant le toucher sont chargés de rendre compte de la qualité de la musique entendue lors d’un concert. La première critique musicale évoque l’ensemble des pianistes entendus lors des festivals annuels de la Roque d’Anthéron de ces dix dernières années. Le journaliste dit sa conviction de pouvoir saisir, dans les différents touchers, le reflet des différentes personnalités. Dans la critique concernant Dominique Merlet, le toucher « lumineux, translucide » évoque à la fois quelque chose de la qualité sonore mais il dit aussi la réussite de l’interprétation qui donne une vision claire du texte de Claude Debussy. Enfin le toucher « percutant et soigneusement surveillé » d’Alfred Brendel, nous amène à la fois du côté de la percussion de l’instrument et de celle de la personnalité du pianiste.

Ainsi, nous retrouvons dans le travail de ces journalistes, les différents domaines qui témoignent à la fois de la gestuelle des pianistes, de leur qualité d’expression et de l’idée que le toucher pianistique laisse entendre quelque chose du tempérament du pianiste.


D’autre part, en lisant certains écrits de Marie Jaëll, nous nous sommes interrogés sur les orientations de ses derniers travaux. Il nous a semblé que le surinvestissement des sensations tactiles, l’a quelque peu éloigné des caractéristiques liées à la réalité physique du piano. La conséquence directe fut qu’elle attribua au toucher, la possibilité d’éprouver des sensations, non seulement au niveau de la pulpe du doigt, mais également au niveau des papilles : « petits compartiments pour chacun desquels s’élève une petite saillie semblable à une sorte de petit doigt microscopique ».45 Que reste-t-il alors de la réalité du principe de production du son au piano qui, nous le rappelons, est réalisé dans un laps de temps très court et dont le moyen se résume à une vitesse d’attaque de la touche ? Cette prise de position, de la part de Marie Jaëll, ne s’explique-t-elle pas par un glissement vers une « spiritualisation » de son toucher ? Bien sûr son cas est atypique, mais il illustre bien le pouvoir suggestif du toucher et nul ne conteste que la recherche, dont elle poursuivit la logique jusqu’au bout, permit d’enrichir, en son temps, la technique pianistique de nouveaux éclairages.


Nous nous sommes alors demandés si on retrouvait dans d’autres langues, un sens aussi large au mot toucher. Nous en avons cherché la traduction en allemand. Le dictionnaire indique le terme Anschlag dont les propositions de traduction sont :

- Coup, choc, son (cloche), tintement, résonance

- Affiche, écriteau

- Devis, estimation, évaluation

- Dessein, projet

- Attaque, toucher (du pianiste), temps fort (de la mesure)

- Touche (de piano)


D’emblée, nous constatons qu’en allemand, la première proposition renvoie à la fois à la percussion (coup, choc) et à la sonorité (tintement, résonance). Anschlag engage le pianiste à considérer son instrument dans sa spécificité car il renvoie à la fois à l’idée du marteau qui frappe la corde et à la notion d’attaque. Mais le terme allemand laisse aussi entrevoir ce qui est à l’interface du toucher pianistique : le point de rencontre entre le doigt et la touche du clavier.

En raison de son aspect polysémique, le terme français ne guide pas le pianiste sur un sentier aussi balisé. Comme nous l’avons dit précédemment, pour qu’elle soit précise, la définition du toucher impose toujours une explication complémentaire. La spécificité du mot français se trouve dans le fait qu’il introduit simultanément au domaine de l’expression et de l’émotion.


Il est remarquable de constater qu’en russe, c’est le mot toucher, en français, qui est employé comme c’est également le cas pour la terminologie assignée au Ballet Russe. L’école russe de piano qui s’est caractérisée par une certaine indépendance après la Révolution de 1917, était néanmoins très ouverte à ses débuts aux apports extérieurs. Il semble que pour les musiciens russes, seule la langue française permet d’exprimer avec finesse et précision le toucher pianistique. [46]


À l’inverse, serions-nous tentés d’avancer, en chinois le toucher pianistique se dit par un mot neutre et descriptif : chujian. Il est composé du verbe toucher (chu: toucher, atteindre, toucher un point sensible, émouvoir, exciter, animer…) et du nom touche (jian: clavette, touche). Il pourrait donc être littéralement traduit par : toucher la touche (d’un clavier) [47]. Il s’écrit : 触键


Ce bref aperçu linguistique à propos du toucher pianistique confirme l’idée que, quelle que soit la langue, le terme n’est jamais univoque. Toucher la touche, comme il se dit en chinois décrit le sens du tact comme on touche une surface. Le terme allemand renvoie en première proposition de sens à la percussion et à la résonance, tandis que le terme en français inclut aussi l’expressivité puisque le toucher pianistique désigne la manière de toucher qui fait la qualité sonore.


Dominique Merlet envisageait le toucher comme « la manière de dompter l’instrument ». La situation des pianistes est vraiment différente des autres instrumentistes (cordes, vents, chanteurs). Ces derniers commencent par vivre, dès les premiers moments de leur apprentissage, la confrontation de leur respiration avec la pratique de leur instrument. Ils ressentent une communication étroite entre leur respiration et leur instrument à qui ils peuvent la transmettre directement. Le pianiste est tout de suite dans une distanciation. Distance physique, spatiale entre son doigt et le marteau. Le pianiste est immédiatement confronté à la difficulté de réaliser une phrase musicale avec des sons liés entre eux. Un son joué sur un piano décroît et s’éteint et le pianiste ne peut plus intervenir pour en prolonger sa durée. C’est la synergie (action coordonnée de plusieurs organes) entre l’oreille et le geste qui permet au pianiste de jouer legato et de faire complètement oublier à l’auditeur, l’instrument à percussion.


Dans l’invitation qui était faite aux pianistes, lors de ces interviews, de considérer le toucher pianistique au-delà d’un savoir-faire technique, les pianistes évoquent soit la poésie, soit le mystère extraordinaire qui se joue dans le court instant où le doigt rencontre la touche. D’autres y voient une qualité artistique qui s’ajoute à la qualité humaine. Tous, à un moment ou à un autre du questionnaire évoquent l’idée de quelque chose qui les dépasse dans la réalité de leur jeu même s’ils sont plus ou moins réceptifs à cette constatation.


C’est bien dans cette subjectivité que se trouve la richesse de la formulation française mais c’est aussi ce qui donne souvent aux pianistes le sentiment qu’ils ne sont plus sûrs de parler de la même chose, lorsqu’ils débattent entre eux, de leur conception du toucher.




45 Jaëll Marie,Le mécanisme du toucher. L’étude du piano par l’analyse expérimentale de la sensibilité tactile, Paris, Copyrama, 2/1998, p.2.

46 La question a été posée à Evgueny Kissin lui-même.

47 On retrouve cette façon descriptive de désigner les instruments. Ainsi le piano se dit gangqingang1 signifie ‘acier’ et qin2 désigne un ‘luth traditionnel’ et par extension les instruments à cordes. Le piano à queue se dit sanjiaogangqinsanjiao précise qu’il s’agit d’un piano triangulaire (san1 – ‘trois’ et jiao3 – ‘angle’).




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